La folle histoire des Chroniques de Mars, 25 ans d’héritage du rap marseillais

Le retour du squad

La folle histoire des Chroniques de Mars, 25 ans d’héritage du rap marseillais

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Par Jérémie Léger

Publié le

Pour la sortie du troisième volume, les producteurs et artistes de la compilation Chroniques de Mars nous racontent la genèse de cette saga épique du rap marseillais.

Souviens-toi de l’été 2020… La pandémie de Covid-19 ravage le monde et la France tout entière s’enjaille au son de “Bande organisée”. À ce moment-là, Jul remet non seulement Marseille et sa production sur la carte du rap français après une période de creux, mais il relance surtout une tradition historique et chère à la cité phocéenne : l’art des compilations rapologiques multi-artistes et intergénérationnelles. Après 13 Organisé, ce ne sont pas moins de trois projets collectifs lancés par des Marseillais qui sont sortis : Le Classico organisé bien sûr, l’album V13 et la compilation NVLR. Après tout ça, on pensait le raz-de-marée derrière nous. C’était sans compter sur cette nouvelle vague bleu et blanc : Chroniques de Mars 3, le troisième volet d’une saga musicale entamée un quart de siècle plus tôt.

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La naissance d’un mythe

Il y a vingt-cinq ans, le rap marseillais était à son apogée : IAM est sur le toit du rap français avec la sortie de son troisième album, le classique L’École du micro d’argent, en mars 1997 ; quelques mois plus tard, en novembre de cette même année, DJ Kheops enfonce le clou avec Sad Hill, la compilation mythique inspirée du célèbre film de Sergio Leone, Le Bon, la Brute et le Truand ; en parallèle, le label Côté Obscur du groupe marseillais s’organise et assure la relève de la scène rap locale avec la signature de nouveaux artistes et groupes talentueux, comme la Fonky Family et 3e Œil. C’est de cette puissance collective qu’a germé la première livraison des Chroniques de Mars.

Comme l’explique Imhotep, l’architecte sonore d’IAM, cette ferveur pour les compils est ancrée depuis le départ dans l’ADN d’IAM et du rap marseillais : “Cette mentalité de partage est en nous depuis la fin des années 1980 grâce à des groupes comme les B-Boy Stance. C’est grâce à eux que, dès le départ, on s’est habitués à organiser des soirées “micro ouvert” en première partie ou en début de nos concerts. Cette initiative permettait à des artistes émergents de faire leurs premiers tests scéniques. Cet esprit d’invitation et cette tradition de l'”open mic”, on les retrouve sur les premiers albums d’IAM, et c’est ce qui nous a donné l’idée de faire des projets collectifs.”

Et alors qu’il organise l’une des premières sessions d’enregistrement du projet avec la FF, 3e Œil, Soul Swing et tous les autres artistes gravitant autour du label Côté Obscur, Imhotep, suite à de nombreux chambrages entre les générations, lance un défi à l’assemblée : un concours qui va déterminer qui, entre ceux de l’ancienne et de la nouvelle génération, seront les plus gros mangeurs de sandwichs (dans le cas présent, des sandwichs végétariens). “J’étais jardinier, j’avais la main verte, et mes salades avaient un certain succès”, raconte le tonton marseillais avec malice.

Évidemment, au studio, l’ambiance est bon enfant et quelque peu enfumée, mais c’est comme ça qu’est né le classique “Le retour du shit squad”. “Encore aujourd’hui, dès qu’on partage une scène avec deux ou trois artistes qui ont participé au titre, on n’hésite pas à le jouer”, affirme Faf Larage. “C’est toujours un plaisir pour nous et les gens sont systématiquement en feu dans le public.” Véritable hymne du rap marseillais des nineties, c’est bien ce titre qui posera les premières briques des Chroniques de Mars, un disque publié sur le label d’Imhotep, Kif Kif Productions.

Chroniques de Mars est un projet historique qui a permis à la première génération marseillaise de rayonner et sortir du lot”, affirme DJ Djel. Un constat partagé par Vincenzo des Psy 4 de la Rime : “Cette météorite a fait comprendre à la France entière qu’il se passait quelque chose à Marseille en mettant en lumière le vivier de talents qui existait dans la ville.” Forcément, donc, que cette effervescence de la scène hip-hop marseillaise allait forger l’éducation rapologique de nombreux artistes de la ville, à l’image de Hollis L’Infâme, rappeur venu du centre-ville, signé sur le label de Pone : “Les rappeurs des générations suivantes ont été bercés par Chroniques de Mars. Pour moi, ça reste l’une des meilleures compils de rap français de cette époque.” Avec une telle aura dans le cœur des Marseillais, il était évident qu’un volume 2 serait mis en chantier.

Chroniques II Mars, le rap marseillais des années 2000

Il aura néanmoins fallu attendre 2007, soit presque une décennie plus tard, pour voir débarquer la seconde itération du projet, Chroniques II Mars. Pour cette deuxième galette, Imhotep a laissé de côté sa casquette de producteur pour embrasser les rôles de réalisateur artistique et de compositeur. Dans l’idée, on prend les mêmes et on recommence, à ceci près qu’on ajoute à la formule initiale toute la nouvelle génération de talents marseillais qui a éclos entre-temps. Dans le lot, on pense bien sûr aux Psy 4 de la Rime de Soprano, Alonzo, Vincenzo et Sya Styles (REP), mais aussi à Kalif Hardcore, Keny Arkana, L.O. et R.E.D.K. du groupe Carpe Diem, Lygne 26 ou encore Veust.

“Sur ce projet, on présente une nouvelle génération des années 2000, mais la recette reste la même”, explique le tonton d’IAM. “L’idée était toujours d’inviter des MC confirmés à partager le micro avec des artistes émergents dans une optique de mélange, de partage et d’esprit collectif. Aussi, on a tout mis en œuvre pour proposer des combinaisons inattendues, en sortant de la logique des groupes avec les groupes et des artistes solo ensemble.”

En dépit de ses qualités artistiques évidentes, cette deuxième compilation a, dans les faits, connu nettement moins d’écho et de succès que l’opus de 1998. Une véritable injustice quand on sait qu’elle se forge pourtant sur les mêmes principes et valeurs que son aînée. Vincenzo est d’ailleurs là pour en témoigner : “Je suis convaincu qu’on retrouve dans le volume 2 la même atmosphère que dans le premier. Tout simplement parce que tous les nouveaux artistes de l’époque s’en sont inspirés. Je peux le confirmer car, avec les Psy 4, nous avons eu la chance d’éclore grâce à tout ce que nos prédécesseurs avaient construit avant.” Il poursuit : “À Marseille, on n’a pas la même mentalité qu’ailleurs, et c’est ce qui fait notre force.”

Des propos confirmés par Faf Larage : “Si notre ville est connue pour faire autant de projets multi-artistes, c’est parce que tout le monde s’entend bien et sait cohabiter. Il y a une vraie complicité entre les artistes. Que ce soient des têtes d’affiche ou des noms encore inconnus, on reste ensemble.” “Cette cohésion, ce respect, cette humanité et cette transmission entre nous, c’est ce qui fait l’essence des Chroniques de Mars, conclut le membre des Psy 4. Avec de telles valeurs défendues, la saga martienne ne pouvait, une fois encore, pas en rester là. Ainsi, après trois longues années de gestation, les Chroniques de Mars 3 ont débarqué dans les bacs, et avec elles, le feat très attendu entre SCH et Akhenaton.

Chroniques de Mars III : entre tradition et modernité

Symbole de cette mentalité marseillaise pas comme les autres, le passage de flambeau entre les volumes 2 et 3 s’est d’ailleurs fait d’une manière pour le moins étonnante. En effet, ce n’est cette fois plus Imhotep qui s’est occupé du projet, mais bien Reda et Bouga, avec leur label MDLR Production, en partenariat avec la marque Kaporal. “Comme pour McDo, tonton nous a confié la franchise”, raconte Bouga. “J’étais sur le tournage d’un clip d’IAM et, en tant que rappeur, ça m’a chauffé et je voulais kicker. De là, je demande à Imhotep ce qu’il attend pour faire Chroniques de Mars 3…”

La franchise est prestigieuse et l’idée est belle, seulement voilà… Le principal intéressé n’avait ni le temps ni la disponibilité pour s’investir dessus. C’est ainsi qu’après une humble demande de Bouga et Reda, il a accepté de confier son bébé à ces derniers, des personnes de confiance qu’il connaît bien et qui baignent au cœur de la scène rap marseillaise depuis ses débuts. “Je ne me voyais pas garder cette franchise pour moi”, confie Imhotep. “Ce n’est pas parce qu’on a fait quelque chose de beau et mythique à une époque qu’il fallait que ça s’arrête et que ces projets restent au musée. Au contraire, je suis content que Bouga et Reda aient repris le flambeau.”

Sans se détacher complètement du projet, il explique par ailleurs qu’il a joué un rôle amical et consultatif : “J’ai surtout arbitré entre une partie des anciens qui souhaitaient faire uniquement du boom bap en restant fidèles au canal historique des Chroniques et les nouveaux qui souhaitaient rester dans l’air du temps en faisant de la trap et de la drill. Finalement, j’ai choisi de couper la poire en deux, en suivant l’évolution musicale du rap français actuelle mais en gardant une certaine exigence dans la qualité de l’écriture et des flows. C’était le minimum syndical pour respecter l’héritage d’un projet comme celui-ci.”

“Autrement, je n’ai pas donné mon mot sur le choix des instrus et des artistes. Tout ce projet, c’est leur vision”, précise-t-il. Shurik’n confirme : “Tout le mérite revient à Reda et Bouga. Et c’est pas peu dire, car pour avoir travaillé sur le premier, je connais l’ampleur de la tâche !”

Conscients du poids de l’héritage qu’ils avaient entre les mains, les deux producteurs ont mis toute leur hargne, leur passion et surtout leur cœur à l’ouvrage. Pour rester dans la lignée historique des Chroniques de Mars, il leur fallait d’abord proposer des collaborations jamais vues, et ensuite mélanger les générations. “Croiser le rap à l’ancienne et les mélos d’aujourd’hui, c’était un challenge, mais il fallait le faire. C’est l’essence même de ce projet. Mais puisque nos rappeurs sont tous dans l’échange, quand on leur a proposé les combinaisons qu’on avait en tête, ils ont tous été faciles et collaboratifs. Le plus dur a surtout été de faire des combinaisons inédites et pertinentes entre les artistes. À une époque où tout le monde pose déjà avec tout le monde, ce n’était pas forcément évident, mais on a réussi.”

Une fois la tracklist établie (même si certains gros noms manquent fatalement à l’appel et que les producteurs n’ont malheureusement pas pu inclure tous les artistes qu’ils souhaitaient), il fallait ensuite trouver une DA qui claque. Là encore, Reda et Bouga ont vu les choses en grand en faisant de cette compil un vrai blockbuster rapologique : “En tant que cinéphiles, on est partis sur des morceaux reprenant des titres de films culte. Pour les artistes, il ne s’agissait pas de raconter l’intrigue des films, mais d’en garder la thématique, l’imagerie et le spectre. Tout le monde a fait le taf et il y avait une véritable osmose entre les artistes en studio.”

Car oui, comme le veut la tradition des Chroniques de Mars, il fallait que tous les artistes d’un même morceau enregistrent leurs couplets ensemble, cela même si prendre en compte le planning de cinquante-trois artistes différents a été un vrai parcours du combattant. Heureusement, la solidarité marseillaise a encore brillé, et tous les enregistrements se sont tous passés en liesse et dans la bonne humeur. “En studio, c’était vraiment la bonne ambiance”, se souvient Hollis. “On rigolait, on se chambrait, mais on restait toujours très professionnels.” “De grosses rigolades, de bons délires et une ambiance détente… Quand ça se passe comme ça en studio, on ne peut que faire de bons morceaux !” ajoute Hermano Salvatore. “C’est un vrai kif d’être sur une compil aussi historique que Chroniques de Mars.”

Dans cette logique, tous les artistes ont fait l’effort de sortir de leur zone de confort pour s’adapter les uns aux autres, à l’image de Faf Larage et Le Muge sur le morceau “Very Bad Trip” : “Pour nous, c’était un challenge”, admet l’ancien rappeur du groupe Soul Swing. “Puisque OMR, le jeune qui a posé avec nous, était habitué au style, il fallait se montrer à la hauteur, mais je pense qu’on l’a fait.” De son côté, son frère, Shurik’n, a lui aussi posé sur de la drill avec Elams et Manny du groupe Carré rouge sur le titre “Les Affranchis”. Pour autant, l’exercice n’a à aucun moment intimidé le MC d’IAM : “Je n’ai pas besoin de confort : si l’instru me plaît et qu’elle est de qualité, quel que soit son style, je la découpe. Être versatile, ça fait partie du hip-hop aussi.”

Résultat, Chroniques de Mars 3, c’est le mélange parfait entre les générations, l’équilibre entre le savoir-faire des anciens et l’énergie communicative des nouveaux. Bien sûr, il y aura toujours des mécontents, et cela, Imhotep en a bien conscience : “J’entends déjà les critiques des anciens, dont je fais partie, qui diront ‘ce n’est pas du rap comme avant’. Pour sûr que certains morceaux ne plairont pas à cette frange du public, mais en tant que concepteur de la franchise Chroniques de Mars, je valide tout et j’assume ce choix. C’est un projet démocratique qui doit plaire au plus grand nombre. Il ne faut pas rester bloqué dans le passé. Le monde évolue, le rap avec, et c’est tout simplement une preuve de la puissance de la culture hip-hop, qui a réussi à influencer les variétés du monde entier.” À ces paroles sages, DJ Djel ajoute : “La seule chose qui rendra ce projet vivant à notre époque, ce sont les streams. J’appelle donc tout le monde à aller l’écouter un maximum pour montrer du soutien et le faire briller.” Un si beau message porté par une figure aussi forte de Marseille, on est obligés de le suivre.